Disparition inquiétante d’une femme de 56 ans / Anne Plantagenet

Un livre qui restitue le parcours d’une femme détruite par l’usine, ses conditions de travail et sa logique de rentabilité.

Anne Plantagenet raconte comment le travail à la chaine et la logique de rentabilité détruisent progressivement la vie d’une femme. Une femme qui disparait à Marseille dans une clinique en juin 2022. Une femme engagée dans son entreprise et qui est écartée de façon pernicieuse par les responsables. L’autrice s’attarde sur ce destin à la suite d’une rencontre avec cette femme, Letizia Storti, qui travaille depuis plus de 36 ans dans son entreprise lors de la rencontre. Un parcours de vie qui se complique progressivement et qui finit par mener à l’hospitalisation. On pense à la justesse de Joseph Ponthus pour restituer l’impact du travail à la chaine sur les corps, sur la vie des ouvriers et des ouvrières. Un livre poignant qui s’arrête sur des vies oubliées, des marges invisibilisées.

Disparition inquiétante d’une femme de 56 ans, ed. Seuil, 17,50 euros, 160 pages.

Un jour viendra / Giulia Caminito

Deux frères dans l’Italie du début du XXe tentent de survivre entre l’émergence de la première guerre et leur famille.

Nous sommes fin XIXe début XXe, dans la région des Marches à l’Est de l’Italie. Nicola et Lupo sont deux frères confrontés à la pauvreté et aux bouleversements politiques qui agitent l’Italie de l’époque. Notamment l’émergence des mouvements anarchistes ou l’arrivée prochaine de la Première Guerre mondiale. Nella leur soeur, vit de son côté dans un couvent et ne peut plus voir sa famille. Leur père est boulanger et leur mère aveugle accouche à plusieurs reprises d’enfants mort-nés ou qui tombent malade comme une malédiction. Les deux frères ont grandi très proches, avec Lupo d’un côté, le grand frère sûr de lui qui protège son petit frère Nicola. Un petit homme frêle qui s’affirme peu. La forme du récit de l’autrice déstabilise dans un premier temps, Giulia Caminito passe d’un personnage à un autre ou d’un moment à un autre en l’espace d’un paragraphe. Ça ne facilite pas tout le temps la lecture fluide du récit, mais pour autant, on sent que ça impose un rythme singulier à cette histoire très bien écrite par ailleurs. Et qui fait la part belle aux sensations éprouvées par ses personnages. « Un jour viendra » dresse des portraits touchants et marquants. On sent une dépendance entre les deux frères qui flirte par moment avec le malsain. La famille Ceresa lutte contre la précarité à l’image du père qui tente de survivre avec sa boulangerie. Mais la famille Ceresa a aussi ses secrets et lorsque l’on découvre le drame du début du livre on comprend rapidement que ces secrets de famille vont être dévoilés à un moment ou à un autre. Giulia Caminito écrit le roman d’une famille qui traverse une période trouble et qui tente de composer avec sa pauvreté, le contexte politique de l’époque et les secrets familiaux.

Extraits : « C’est quoi la vérité qu’il ne faut pas dire à Lupo, se demanda-t-il encore en s’approchant de son lit, la vérité aurait-elle été juste, les aurait-elle sauvés ? »

« Il s’était excusé de ne pas avoir été un bon frère, le compagnon de révolte, le camarade de grève, l’ami des champs qui sait courir, sauter, grimper, affronter la vérité, mais seulement un enfant mi-tendre mi-écœurant. »

Un jour viendra, ed. Gallmeister, 22,60 euros, 288 pages.

Les étoiles s’éteignent à l’aube / Richard Wagamese

Un très très beau roman sur le périple d’un fils et de son père en fin de vie.

Frank Starlight est un jeune homme qui a été élevé dans la nature par un ancien qui lui a appris à devenir autonome. Il a peu voire pas du tout connu son père jusqu’au jour où au début du roman il est appelé à son chevet, car ce dernier est mourant. Eldon son père lui demande une dernière faveur. Il souhaite qu’il l’accompagne dans un dernier voyage jusqu’à des montagnes pour y être enterré. Les voilà partis tous les deux dans l’arrière-pays de la Colombie Britannique avec tout ce qu’elle a de sauvage. Frank découvre alors un père affaibli par l’alcool et hanté par de sombres souvenirs. Ce périple sera l’occasion pour Eldon de raconter à son fils des passages importants de sa vie qui l’ont détruit, mais qui l’ont aussi construit. Richard Wagamese a un sens du détail rare, il campe une atmosphère unique tout au long du roman et donne une grande place aux émotions de ses personnages. La souffrance est omniprésente, mais il y a aussi de très beaux passages beaucoup plus lumineux. On a le sentiment qu’aucun mot n’est choisi au hasard et c’est aussi pour cela que j’aime autant cet auteur. On ne tombe pas dans le cliché et le périple tout comme le vécu des personnages sonnent juste. L’origine indienne du père et du fils est aussi un thème à part entière et plus largement un thème que l’on retrouve dans les livres de l’auteur. Un auteur à part pour moi.

Les étoiles s’éteignent à l’aube, ed. 10/18, 8 euros, 312 pages.

Marseille en résistances / Michel Peraldi, Michel Samson

Fin de règnes et luttes urbaines.

L’anthropologue Michel Peraldi et la journaliste Michel Samson oscillent entre la chronique politique d’une ville et une réflexion sociologique. Les deux auteurs partent des évènements du 5 novembre 2018 rue d’Aubagne à Marseille, lorsque deux immeubles s’effondrent en emportant huit vies et en provoquant la colère des habitants. Cet évènement met en lumière les dysfonctionnements de la politique de la ville. Plusieurs portraits sont dressés de personnages publics plus ou moins importants et qui vont graviter autour de cet évènement. On découvre comment la ville de Marseille a évolué ces vingt dernières années. Comment un tel évènement a pu arriver. Michel Peraldi et Michel Samson s’attardent sur les promoteurs opportunistes, sur les manipulations des politiques (locales ou non) mais aussi sur les forces des collectifs. On découvre comment une ville fait évoluer ou non son tissu urbain. « Marseille en résistance » est un bouquin passionnant qui donne à réfléchir sur les luttes passées et celles à venir. Une photographie précise et dense, d’un paysage politique et urbain.

Marseille en résistances, ed. La Découverte, 19 euros, 228 pages.

Sans collier / Michèle Pedinielli

Diou dans ses œuvres.

Ghjulia Boccanera est de retour pour notre plus grand plaisir et on ne va pas se mentir on avait hâte de la retrouver. Pour celles et ceux qui ne l’auraient pas encore rencontré, Ghjulia Boccanera alias « Diou » est une quinqua détective privée qui habite le Vieux Nice avec son coloc’ Dan. Ce dernier est un vrai oiseau de nuit et tient une galerie d’art le reste du temps. Honnêtement c’est difficile de ne pas s’attacher à ce personnage que je trouve particulièrement réussi depuis « Boccanera », le premier roman noir de Michèle Pedinielli avec la première apparition de Diou. Elle a une répartie d’enfer et n’est jamais bien loin lorsqu’il s’agit d’aller manifester contre le dernier projet absurde de la ville dans laquelle elle vit. Entourée d’une troupe de joyeux drilles que l’on retrouve de bouquin en bouquin, on ne peut qu’adhérer aux aventures de Diou. « Sans collier » ne fait pas exception, on est pris dans l’intrigue, dans ce juste dosage entre humour, moments plus dramatiques et ambiance niçoise bien propre aux polars de l’autrice. Dans ce dernier roman, il semblerait que des accidents du travail ne soient pas déclarés dans les règles de l’art sur un grand chantier niçois. Le gérant de la société de BTP qui s’occupe du chantier décède peu de temps après d’une crise cardiaque et un ouvrier disparait. Diou décide de mettre le nez dans l’affaire pour comprendre ce qu’il se cache derrière tout ça. En parallèle à cette première narration, l’autrice raconte l’histoire de Ferdi un SDF que Diou a rencontré dans un livre précédent. Ferdi a fait partie par le passé des « cani sciolti », les chiens sans collier, des groupes en Italie dans les années 70 qui ne souhaitaient faire partie d’aucune organisation politique. Le passé et le présent s’imbriquent parfaitement dans ce nouveau roman noir entre Nice et Bologne.

Sans collier, ed. de l’Aube, 18,90 euros, 256 pages.

Cherry / Nico Walker

Des dialogues d’enfer et une charge cinglante contre l’absurdité de la guerre.

Nico Walker restitue l’atmosphère de la guerre ou la dépendance aux drogues dans ce roman sombre, à l’écriture unique qui sonne juste du début à la fin. Pendant un long séjour en prison suite à plusieurs braquages de banque, l’auteur est contacté par un journaliste qui souhaite qu’il écrive un bouquin. Inspiré de sa vie dans laquelle l’auteur est parti faire la guerre en Irak pendant onze mois, « Cherry » dresse le portrait d’un jeune soldat enrôlé pour partir en Irak. Un troufion assez détestable à certains moments et plutôt attachant à d’autres. On suit l’arrivée dans les études de son personnage avant de le suivre lors de ses classes dans l’armée. Il part ensuite sur le front en Irak, en tant que médic, pour aider ses pairs avec ses petites compétences et surtout pour voir ses collègues mourir dans le pire des cas. On suit les pensées de ce personnage torturé qui avec une lucidité désarmante décrit l’horreur de la guerre, l’attente insupportable sur le front. Mais aussi les traumas qui en découlent ou son rapport aux drogues compliqué, que ce soit avant son départ pour l’Irak ou à son retour. « Cherry » est un roman qui sonne le lecteur dès les premières pages, une lecture marquante.

Cherry, ed. Les Arènes, coll. Equinox, 20 euros, 432 pages.

Rien ne s’oppose à la nuit / Delphine de Vigan

Un livre personnel et saisissant sur la fratrie de l’autrice.

Tout part du décès de la mère de l’autrice. Un décès qui agit chez Delphine de Vigan comme un déclic. Elle sent que son prochain livre aura sa mère pour personnage central. Elle sent qu’il ne peut pas en être autrement. C’est le second récit à ce moment-là qu’elle écrit d’une manière aussi personnelle, après « Jours sans faim » inspiré d’un épisode d’hospitalisation plus jeune.

Sa mère peut alors devenir un personnage et l’autrice se lance dans l’écriture de « Rien ne s’oppose à la nuit ». Un livre fort qui décrit une famille, sa famille. Des vies qu’elle reconstitue au fil des témoignages qu’elle recueille. Des trajectoires de vie affectées par les non-dits, des trajectoires de vie impactées par la santé mentale, qui a une place prépondérante dans la fratrie. C’est aussi un livre qui décrit son processus d’écriture, ce qu’il entraine et ce qu’il met en branle chez la romancière. Dans plusieurs passages Delphine de Vigan parle à la première personne pour prendre du recul par rapport à son projet, par rapport au passé de sa mère. Un recul qui apparait de plus en plus nécessaire au fur et à mesure qu’elle avance dans l’écriture de « Rien ne s’oppose à la nuit ». Un livre saisissant.

extraits : « L’écriture ne peut rien. Tout au plus permet-elle de poser les questions et d’interroger la mémoire. »

« Mais plus j’avance, plus j’ai l’intime conviction que je devais le faire, non pas pour réhabiliter, honorer, prouver, rétablir, révéler ou réparer quoi que ce fût, seulement pour m’approcher. À la fois pour moi-même et pour mes enfants – sur lesquels pèse, malgré moi, l’écho des peurs et des regrets – je voulais revenir à l’origine des choses.
Et que de cette quête, aussi vaine fût-elle, il reste une trace. »

Rien ne s’oppose à la nuit, ed. Le livre de poche, 7,90 euros, 408 pages.

Dans les yeux du ciel / Rachid Benzine

Une femme traverse avec sa fille le printemps arabe et tout ce que la période va charrier.

Derrière le printemps arabe de 2011 et les contestations populaires qui ont grandi dans plusieurs pays du monde arabe, Rachid Benzine se penche dans ce contexte sur la vie d’une femme prostituée et sur celle de sa fille collégienne. Nour élève seule sa fille Selma, en Tunisie sous le régime de Ben Ali. Elle ploie au quotidien devant les nombreuses injonctions qu’elle rencontre lorsque l’on est une femme. Se cacher à cause de son métier, se faire discrète dans l’espace public, car les hommes lui rappellent régulièrement que sa condition ne vaut rien. Elle décrit dans ce court récit sa vie pendant les révolutions, les risques qu’elle prend et ce qu’elle perçoit de la société en mutation. Les changements de régime politique vont-ils se faire pour le meilleur ? Les révolutions vont-elles s’essouffler ? Comme toujours des hommes bien placés sauront en profiter et l’auteur derrière une écriture sensible et poignante, dresse un portrait contrasté de ces soulèvements. Ce livre est aussi le portrait d’un poète homosexuel, Slimane, proche de Nour et qui se meut en leader pendant les contestations. Slimane monte un blog, disserte de longues heures avec Nour sur la situation, échange des vers qu’il écrit avec son amie sur ce qui fait vaciller les fondations d’une société tunisienne ancrée dans un régime autoritaire. Tout bouge autour d’eux que ce soit les croyances ou les idéaux. Rachid Benzine construit des personnages plein d’humanité qui luttent avec leurs armes, à leurs échelles. Il insuffle un singulier souffle de vie chez chacun d’entre eux.

L’auteur porte sa focale sur les minorités opprimées et écrit avec « dans les yeux du ciel » un roman sur les espoirs du printemps arabe, mais aussi sur ses désillusions. Comme lorsque la chute du régime se solde par la montée d’un autre, qui revêt de nouvelles formes de violences. Il y a tout ça dans ce petit roman. Un condensé d’émotion.

 » […] Tu ne vois plus ce qui se passe. Nous avons chassé un tyran. Ceux-là iront encore plus loin. »

Dans les yeux du ciel, ed. Points, 6,30 euros, 160 pages.

Chambre 2 / Julie Bonnie

Auxiliaire de puéricultrice, Bénédicte raconte son travail auprès des mères et son grand huit des émotions.

Bénédicte travaille dans un hôpital et est auxiliaire de puéricultrice. Elle raconte dans ce récit des moments marquants au contact des mères qui accouchent, au contact des pères, des bébés ou encore des équipes soignantes. Entre ces chapitres sur le soin et sur le corps des femmes, se glissent des chapitres sur le passé de Bénédicte. Un passé de danseuse dans une troupe itinérante. Un passé qu’elle se remémore comme en écho avec sa vie moins aventureuse et actuelle, à l’hôpital.

Julie Bonnie écrit un roman réaliste et plein de lucidité sur la maternité et sur tout ce que peut représenter un accouchement, aussi bien les bons moments que les moments plus compliqués voire dramatiques. L’hôpital, son personnel, les sages femmes, et donc les auxiliaire de puéricultrice sont le réceptacle de ces émotions, parfois de ce trop plein. Julie Bonnie livre à travers son personnage des réflexions sur le personnel soignant et ne s’arrête pas aux mères et aux patientes. Son ton est sans concession. Ce roman tisse un pont entre deux vies vécus par le personnage et touche le lecteur et la lectrice.

J’ai préféré les parties sur l’hôpital même si le tout forme un beau roman. Paru en 2013, il pourrait être écrit aujourd’hui lorsqu’il met en évidence les conditions de travail épuisantes et qui se dégradent du personnel soignant (cadence, rentabilité des soins, manque de matériels, sous effectifs, locaux inadaptés, etc.). Le mouvement de grève récent des sages femme peut en attester.

Chambre 2, ed. Belfond, 17,50 euros, 192 pages.

La Maison / Emma Becker

Conditions de travail et réalisme se mêlent dans ce document qui relate l’expérience de l’autrice dans une maison close.

Emma Becker passe deux ans dans une maison close à Berlin. Ce livre est issu de cette expérience et relate sans jugement et avec beaucoup de sincérité ce qu’elle a vécu. Aussi bien les relations fortes qu’elle a tissées au sein de la Maison que les moments plus difficiles. Des moments difficiles notamment avec une clientèle qui est bien souvent le reflet d’une société patriarcale et misogyne, avec des hommes centrés sur eux. L’autrice dresse un tableau réaliste de la prostitution et en fait un sujet à part entière, un sujet dont on parle peu. Le désir des femmes, ce que représente la prostitution dans la société ou bien encore le rapport au corps et plus particulièrement au corps des femmes sont autant de questionnements qui cheminent au fil de son expérience. Un livre très bien écrit où le ton d’Emma Becker lui permet de s’adresser au lecteur sans détour.

La Maison, ed. J’ai Lu, 8 euros, 448 pages.

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