Disparition inquiétante d’une femme de 56 ans / Anne Plantagenet

Un livre qui restitue le parcours d’une femme détruite par l’usine, ses conditions de travail et sa logique de rentabilité.

Anne Plantagenet raconte comment le travail à la chaine et la logique de rentabilité détruisent progressivement la vie d’une femme. Une femme qui disparait à Marseille dans une clinique en juin 2022. Une femme engagée dans son entreprise et qui est écartée de façon pernicieuse par les responsables. L’autrice s’attarde sur ce destin à la suite d’une rencontre avec cette femme, Letizia Storti, qui travaille depuis plus de 36 ans dans son entreprise lors de la rencontre. Un parcours de vie qui se complique progressivement et qui finit par mener à l’hospitalisation. On pense à la justesse de Joseph Ponthus pour restituer l’impact du travail à la chaine sur les corps, sur la vie des ouvriers et des ouvrières. Un livre poignant qui s’arrête sur des vies oubliées, des marges invisibilisées.

Disparition inquiétante d’une femme de 56 ans, ed. Seuil, 17,50 euros, 160 pages.

N’oublie rien / Jean-Pierre Martin

Un récit autobiographique sur une période de la vie de l’auteur, lorsqu’il a été incarcéré a 22 ans à la maison d’arrêt de Saint-Nazaire.

Jean-Pierre Martin a été incarcéré dans la maison d’arrêt de Saint-Nazaire en 1970 pendant 61 jours. 61 jours au mitard et sur lesquels il revient dans son dernier texte, « N’oublie rien ». Alors qu’il a 22 ans et qu’il travaille à l’usine, il est arrêté pour « apologie du crime d’incendie volontaire ». Une tournure floue qui cache en réalité une contestation collective à laquelle il prend part suite aux nombreux accidents du travail sur les chantiers de l’Atlantique. L’auteur s’engage à plusieurs reprises durant cette période pour lutter contre l’injustice notamment celle liée aux accidents du travail. Il arrête ses études et travaille à l’usine avant son arrestation. Jean-Pierre Martin restitue une expérience carcérale marquante. C’est aussi tout le contexte d’une époque qui défile sous les yeux du lecteur. L’auteur s’attarde à la fois sur son vécu personnel et en même temps comment il s’inscrit dans cette lutte collective à Saint-Nazaire. Un texte plein d’émotion et très bien écrit.

N’oublie rien, ed. de l’Olivier, 18,50 euros, 192 pages.

Rien de personnel / Mahir Guven

Le parcours de l’auteur et de sa famille, son rapport à l’immigration. Un texte prenant et très bien amené.

Premier livre de Mahir Guven que je lis, « Rien de personnel » est un récit autobiographique. L’auteur, d’une écriture enlevée et qui sonne juste, décrit son parcours et celui de sa famille. Une trajectoire intime qui recoupe à plusieurs reprises une histoire collective. Au gré des rencontres on découvre un auteur curieux et plein d’énergie à revendre. Mais aussi un jeune confronté tôt aux préjugés racistes ou plus tard lorsqu’il devient père. De sa jeunesse à la création de la maison d’édition La Grenade en passant par la création avec Éric Fottorino du 1 Hebdo, le romancier ne manque pas d’idée. « Rien de personnel » est un récit à lire, sans langue de bois, qui dégage une forme d’humanité. Un livre qui donne envie de lire les deux autres fictions de l’auteur pour retrouver cet humour et ce ton.

Rien de personnel, ed. JC Lattès, 20 euros, 200 pages.

Ce prochain amour / Nora Benalia

Le parcours d’une narratrice en colère, contre les normes et les injonctions lorsque l’on est une femme.

Ce livre est une claque. Un livre plein de rage, qui marque par sa sincérité. L’autrice écrit en partie sur sa vie à travers la narratrice, sur la violence que cela représente d’être une femme dans la société aujourd’hui. Que ce soit à travers la maternité, la famille, la sexualité ou le rapport aux hommes, Nora Benalia fustige les inégalités de genre avec une justesse rare dans de courts chapitres. La narratrice s’adresse au lecteur sans détour. Le constat est amer et la plume acérée.

extraits : « C’est quand même curieux de mettre toutes ces qualités dans l’organe le plus fragile du corps humain : le courage de l’homme est dissimulé là, à un endroit qu’un simple coup de genou peut réduire à néant. »

« Courber l’échine, travailler, brader son temps et ses compétences, suivre la scolarité de ses enfants, être considérée comme une assistée en touchant la CAF, comme une mauvaise mère en n’étant pas suffisamment présente, comme une mauvaise employée en n’étant pas suffisamment investie, être une femme invisible, fatiguée et défraîchie, mauvaise en tout, bonne à rien, mais sourire bravement quand on nous flatte pour notre sacrifice, comme un chien qui remue la queue. »

« Pas un jour ne passe sans que je ne sois jugée, y compris par mes enfants, maintenant qu’ils sont adolescents. Je suis la méchante qui fait bouffer des légumes ou qui ne cuisine que des pâtes parce qu’elle en a marre, mais qui, quoiqu’il en soit, se prend toute leur colère en permanence dans la gueule, parce qu’elle est là.
Elle est là, encore, dans les cabinets de psy, les réunions de professeurs, les conseils de classe. Devant l’école, au supermarché. À dire non au cahier à spirales.
Elle est là et elle est nulle. »

Ce prochain amour, ed. Hors d’atteinte, 17 euros, 208 pages.

Kaddour / Rachida Brakni

Un hommage vibrant au père de l’autrice et à son vécu en France.

Comme en écho au livre de Nina Bouraoui « Grand seigneur », dans lequel l’autrice écrit sur la fin de vie de son père hospitalisé dans un service de soin parisien, Rachida Brakni écrit aussi ici sur son père, comme dans un hommage. Kaddour Brakni est un homme plutôt discret et en même temps capable de nombreuses saillies humoristiques. Un homme important dans la construction de la comédienne, dès son enfance à Athis-Mons en région parisienne. On découvre dans ce premier roman et sous la plume de Rachida Brakni, le portrait d’un père algérien dévoué pour ses enfants. Un homme qui a toujours voulu retourner en Algérie et qui a été marqué par sa vie en France par différents évènements, notamment la répression meurtrière du 17 octobre 1961 dans laquelle de nombreux Algériens moururent. La plume est sensible et touche le lecteur. Ce texte restitue le lien fort entre une fille et son père. Un lien que l’on perçoit dès le début du livre lorsque l’autrice est dans le train pour se rendre sur Paris et qu’elle vient d’apprendre sa mort le 15 aout 2020.

extraits : « Pour vous j’ai dévoré les mots, insatiable je les voulais tous, prenant le temps de les ingérer, les malaxer, les digérer afin de mieux les brandir. Au besoin, ils constitueraient un bouclier pour nous protéger, une arme dont je n’hésiterais pas à me servir non pour blesser mais pour mieux nous défendre en cas d’attaque. J’ai fait mienne la citation de Kateb Yacine, « le français est mon butin de guerre ». À travers cette langue que j’aime tant, je serais votre voix et elle, compagne indéfectible, ne me ferait pas défaut pour laver les affronts et les humiliations. »

« Si, pour nous, tout s’est arrêté depuis deux jours, le temps de ton côté a continué son ouvrage même si le froid que tu détestes tant ralentit la décomposition. La mort est ton manteau d’hiver avant que tes os ne se réchauffent sous le soleil de Tipaza. »

Kaddour, ed. Stock, 19,50 euros, 197 pages.

Marche de nuit sans lune / Abdel Hafed Benotman

Une correspondance entre deux détenus, décrite par la plume singulière d’Abdel Hafed Benotman.

Dan est envoyé en prison et lors d’un transfert pénitentiaire, il croise Nadine, une détenue de la prison pour femmes. Il note son numéro d’écrou et entame une correspondance avec elle derrière les barreaux. Lorsque Dan sort avant Nadine il tient sa promesse et ne l’oublie pas, à tel point qu’il va entrer dans une spirale où la violence guette. Abdel Hafed Benotman écrit un très beau roman noir sur le milieu carcéral, avec une plume reconnaissable entre mille. « Marche de nuit sans lune » est un livre à forte teneur autobiographique, écrit par l’auteur lorsqu’il était incarcéré. On retrouve cette façon bien à lui de camper l’atmosphère et de décrire les marginaux, mais aussi les crasses d’une société qui n’épargne rien aux détenus, que ce soit dans les murs ou à l’extérieur. Tout cela est fait avec beaucoup de justesse et les images qui défilent derrière ce roman noir sont saisissantes, tout comme l’histoire entre Nadine et Dan.

extraits : « Ils se remettent à trimer tandis que l’eau du robinet coule sous alibi de rafraîchir l’atmosphère. Sous prétexte de se croire à la mer en écoutant la cascade. Le ronron de l’eau fait le guet dans toutes les cellules d’affranchis pour vite jeter par la fenêtre ou avaler ce qui est prohibé, car, s’il cesse brusquement, c’est que le cyclone de la fouille générale arrive droit sur eux et que les matons viennent de neutraliser, en coupant l’arrivée d’eau, les chasses des W.-C. par lesquelles on peut évacuer le peu de drogue qui circule en détention. »

« Dans un quart d’heure, lui a dit le surveillant. Il descend aux libérables et là il croisera les arrivants. Interchangeables. Vases communicants, ils prendront les uns l’espoir et le rêve, les autres la peur et la souffrance. Le temps d’une nuit mitoyenne, puisqu’ils ne seront pas dans les mêmes cellules cérébrales, juste dans les mêmes salles d’attente crâniennes. »

Marche de nuit sans lune, ed. Rivages, coll. Rivages Noir, 8,65 euros, 254 pages.

Une sale affaire / Virginie Linhart

Retour sur le procès que l’autrice a traversé avec son précédent livre.

Derrière « L’effet maternel », l’autrice a vécu un procès intenté par sa mère et son ex-compagnon, qui ont refusé tous les deux que des parties de son livre apparaissent. Les deux ont estimé que Virginie Linhart dévoilait leurs vies à leur insu. Ce livre relate l’affaire derrière la sortie du livre et l’impact dans la vie de l’autrice. Virginie Linhart se pose la question du sens d’écrire lorsque par la force des choses elle replonge dans son ouvrage, alors qu’elle s’apprêtait en théorie à participer à des rencontres pour la sortie de « L’effet maternel ». Elle revient sur la vie de sa famille, sur la relation forte avec sa fille qui va l’aider à traverser cette épreuve.

Une sale affaire, ed. Flammarion, 21 euros, 192 pages.

Le Dernier Frère de Nathacha Appanah et Je vous écris dans le noir de Jean-Luc Seigle

Deux romans qui s’attardent sur des trajectoires de vie. Deux fictions inspirées d’un fait réel.

Les deux dernières lectures. Un ancien roman de Nathacha Appanah, « Le Dernier Frère ». Raj, un petit garçon de dix ans qui vit sur l’ile Maurice et qui voit un autre petit garçon, David, arriver et être retenu dans un camp. Ce petit garçon vient de débarquer sur l’ile avec un bateau dans lequel des juifs en exil échappent à la guerre sur le continent européen. L’autrice a toujours une façon bien à elle de raconter les histoires et en partant une nouvelle fois d’un fait réel, elle tisse le destin de deux petits garçons avec une justesse rare. Poignant. Jean-Luc Seigle de son côté s’attarde sur la vie de Pauline Dubuisson, une femme qui fuit la France en 1961 après avoir vu le film de Clouzot avec Brigitte Bardot, « La vérité ». Un film inspiré de sa vie et qui revient sur un évènement marquant. Le livre est écrit à la première personne et on découvre une femme marquée, qui a été prise en grippe par une société tout entière. Difficile de savoir ce qui est romancé ou non dans le livre de Jean-Luc Seigle et du coup ça pose question sur le choix de l’écrivain de se mettre à la place de Pauline Dubuisson. Une figure controversée de cette époque.

Le Dernier Frère, ed. Points, 7,50 euros, 224 pages.

Je vous écris dans le noir, ed. Flammarion, 18 euros, 240 pages.

Les Routes oubliées / S.A Cosby

Le parcours d’un ancien braqueur, pilote hors pair, rattrapé par son passé.

Beauregard est garagiste et père de famille. Il tente de laisser derrière lui son passé trouble de braqueur mais des problèmes financiers l’obligent à remettre le nez dans des magouilles. Beauregard, conducteur hors pair, se retrouve alors au milieu d’un braquage qui ne va pas se passer comme prévu. C’est le début des emmerdes pour lui mais aussi pour sa famille et ses proches. Dans « Les routes oubliées » on retrouve ce qui avait bien fonctionné dans le « Le sang des innocents ». Un récit prenant et des pages qui défilent, des personnages attachants, une Amérique à plusieurs visages, dont celui du racisme. J’ai peut être un peu moins accroché à ce roman noir par rapport au dernier de l’auteur. Moins politique et peut être plus classique dans sa trame. Pour autant S.A Cosby reste une valeur sûre et il est redoutable pour offrir au lecteur un très bon moment de lecture.

Les routes oubliées, ed. Sonatine, 22 euros, 352 pages.

Mécano / Mattia Filice

La découverte d’un métier et celle des luttes qui vont avec.

Mattia Filice raconte à partir de son expérience l’histoire d’un homme qui contre toute attente va devenir mécano, autrement dit conducteur de train. Un métier que tout le monde à en tête mais en réalité assez méconnu. L’auteur dans une prose libre aux images précises aborde la vie de son narrateur qui se familiarise avec le métier, se confronte au rythme singulier des mécanos, les mouvements de grève et toute la poésie qui se dégage derrière les trajets et la routine de ce métier. On réalise que les gares de triage ne sont pas toutes les mêmes et que certaines sont considérées comme l’enfer, on découvre comment les suicides sont vécus par les mécanos, on découvre aussi des hommes et des femmes qui travaillent dur pour ce métier pas comme les autres, qui demande un long apprentissage et une attention toute particulière au détail. Évidemment on pense à « A la ligne » de Joseph Ponthus, autre bouquin qui aborde avec beaucoup de justesse la condition ouvrière, avec cette façon de restituer l’expérience d’un métier au plus près de ce qu’elle est. Le livre de Ponthus est un livre qui m’a marqué comme rarement alors forcément en retrouvant un peu cette approche, cette façon d’écrire, j’ai beaucoup aimé « Mécano » de Mattia Filice. Il ne faut pas hésiter à découvrir ce genre de livre pour se rendre compte de la portée des mots, de ce qui se cache derrière. Il est aussi question de la SNCF dans ce roman même si l’entreprise n’est jamais nommée. Une entreprise qui légitime tout un système qui broie et qui pressurise les mécanos, dans les horaires, dans les conditions de travail, les tâches se multiplient dans la même journée. Mattia Filice restitue tout cela et laisse à penser au lecteur, et on le remercie d’avoir finalement choisit son métier comme thème de son premier roman après mûre réflexion. Une grande tranche de vie, celle d’un cheminot qui écrit.

extrait : « Il suffit d’un appel pour que des embryons de comités de grève se forment, pour que de simples travailleurs, sans autre mission que d’exécuter, se mettent à réfléchir ensemble, questionnent le monde tel qu’il devrait être.

L’Entreprise est un échantillon de ce qui nous construit tous, des rapports qui n’ont rien de naturel, que nous subissons en tant qu’individus, mais que nous pourrions tout aussi bien renverser collectivement, faire dérailler ou prendre une autre aiguille, comme la première fois où j’ai fait monter la Mamma en cabine. »

Mécano, ed. P.O.L, 22 euros, 368 pages.

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