Et au pire, on se mariera

Un roman nerveux et singulier, sur une adolescente qui tente de composer avec ses premiers sentiments.

Aïcha du haut de ses treize ans n’a pas un quotidien commun dans les rues de Montréal. Elle ne supporte plus sa mère et a des copines prostituées pour discuter de ses blessures. Dans un long monologue sans filtre, elle se confie à une personne inconnue dès le début du roman. Elle se raconte à la première personne, elle raconte ses sentiments pour un homme qui a le double de son âge. Mais elle raconte aussi son rapport complexe aux hommes qu’elle croise dans sa vie notamment son beau-père. On distingue des sentiments ambivalents qu’elle tente de maitriser, mais qui ont tendance à la submerger. Avec une lucidité désarmante, ce jeune personnage décode les comportements des adultes et dans un exercice loin d’être évident et qui pourrait facilement tomber dans le cliché, Sophie Bienvenu donne une voix réaliste à une adolescente qui se cherche. Ce court roman a une force rare, il fait réfléchir sur les premiers émois adolescents, sur la construction identitaire ou sur la gestion de ses émotions. On est complètement pris par la parole d’Aïcha qui rebondit d’une anecdote à une autre, qui envoie des punchlines. Je découvre l’écriture de Sophie Bienvenu avec ce livre qui sort de l’ordinaire et qui peut faire penser à des livres où la parole d’un ado ou d’un enfant est travaillée. Un peu comme dans « La colère et l’envie » par exemple d’Alice Renard. « Et au pire, on se mariera » donne un texte marquant.

Et au pire, on se mariera, ed. Noir sur Blanc, 13 euros, 128 pages.

Tumeur ou tutu / Léna Ghar

Un premier roman qui déploie toute une vision de la société avec lucidité.

Dans un récit qui restitue le langage d’une enfant de trois ans puis d’une enfant qui grandit jusqu’à ses vingt-cinq ans, Léna Ghar travaille la langue et la forme de manière singulière. On découvre une narratrice qui à travers des inventions langagières tente de comprendre le monde qui l’entoure, sa famille proche. Et elle y parvient avec précision et en même temps a un regard désabusé. On sent qu’elle traine un traumatisme au fond d’elle-même, qu’il est là tout au long du texte, mais qu’il n’est jamais dit. Les questions du corps et des sensations sont aussi essentielles dans le travail de la romancière et dans les différentes expériences que traverse sa narratrice. C’est toute une vision de la vie qui transparait derrière la parole de l’enfant. Une parole en construction qui est souvent mise en opposition à celle de l’adulte. « Tumeur ou tutu » est un premier roman à découvrir, pas forcément évident d’entrer dans la langue au début, mais ça vaut le coup de se laisser porter.

extrait : « La meute obscène me salit tout à l’intérieur, comme si des loups s’entretuaient jour et nuit dans ma rivière de vase. Ma nuque se gorge de boue en plein milieu de n’importe quoi, n’importe quand, surtout quand je m’amuse et que pour une fois je ne pense pas à elle, comme le jour où Grandoux est revenu nous chercher avec Petit Prince pour qu’on aille se baigner. »

Tumeur ou tutu, ed. Verticales, 19,50 euros, 224 pages.

Tu n’habiteras jamais Paris / Omar Benlaala

L’histoire individuelle du père de l’auteur croise celle d’un quartier, d’une ville.

L’auteur retrace le parcours de son père en lui donnant la parole. Au fil du dialogue, on découvre un homme venu de Kabylie jeune pour travailler en tant que maçon en France, dans des conditions difficiles. Son père se livre un peu comme dans des mémoires et l’on découvre un homme qui découvre un pays avec en arrière fond du racisme à son arrivée en 1963. Bouzid explique à son fils Omar l’écrivain que petit à petit il trouve sa place et finit par défendre d’autres collègues ouvriers en se syndiquant. La lutte l’anime tout comme la défense des conditions de travail des maçons parisiens. Mais l’apprentissage est long et laborieux notamment son rapport à la lecture. En parallèle on découvre l’histoire étrangement similaire de Martin Nadaud, un homme qui vient de la Creuse au début du XIXe siècle. Ce dernier migre aussi vers Paris pour y travailler comme le père de l’auteur et il est maçon, et comme le père de l’auteur il va se politiser en devenant député. Une autre époque, mais une trajectoire similaire. Omar Benlaala écrit un livre touchant et construit sur ces deux trajectoires. Un livre qui raconte les migrations et le difficile sentiment de se sentir entre deux pays, entre deux mondes. Il y a aussi de très beaux passages sur la paternité de son père et l’arrivée de ses deux enfants, dont Omar le plus jeune qui finit par faire les quatre-cents coups lorsqu’il grandit. « Tu n’habiteras jamais Paris » est un livre à découvrir.

Tu n’habiteras jamais Paris, ed. Flammarion, 19 euros, 208 pages.

Ou peut-être une nuit / Charlotte Pudlowski

Inceste : la guerre du silence

A l’origine « Ou peut être une nuit » est un podcast de Charlotte Pudlowski produit par Louie Media avant d’être un livre (le premier podcast d’une série appelée « Injustices »). Et comme dans le livre, il est question dans le podcast des mécanismes silencieux de l’inceste mais aussi du caractère systémique du phénomène. On y questionne le statut de l’agresseur et celui de la victime. L’inceste est beaucoup plus répandu (et complexe) qu’on ne le pense et de nombreuses références (notamment Dorothy Bussy qui a écrit le « Berceau des dominations » et qui a été interviewé par l’autrice) permettent d’étayer ce propos. Le silence autour de l’inceste entraîne du silence dans la vie de la victime plus tard et invisibilise d’autres traumatismes éventuels. Mais c’est aussi un phénomène dont on ne parle pas, avec de vrais tabous. « Ou peut être une nuit » est un essai marquant avec de nombreuses références pour approfondir le sujet. Une lecture qui fait écho au livre de Neige Sinno découvert récemment.

Ou peut-être une nuit, ed. Le Livre de poche, 8,40 euros, 256 pages.

Une présence idéale / Eduardo Berti

Un bouquin émouvant sur le soin, dans un service de fin de vie.

L’auteur est accueilli dans un service de soins palliatifs pour rencontrer et écrire autour des professionnels de ce service de santé. Dans de courts textes dans lesquels les noms ont été changés, l’auteur relate (et romance aussi) des propos recueillis. Les propos d’une infirmière, d’une aide-soignante, d’un médecin, d’intervenants extérieurs, etc. On découvre des vies derrière les patients et comment l’approche de la mort dans ce cadre très précis joue sur la relation soignant/soigné. Tout est écrit avec beaucoup de justesse. Le ressenti des personnages. Les émotions. On y aborde l’humain, la mort, la relation. On est touchés par ces petits textes, des morceaux de vie marquants, notamment sur les soignantes et les soignants. Un gros coup de cœur.

Une présence idéale, ed. La contre allée, 8,50 euros, 160 pages.

« On ne peut pas accueillir toute la misère du monde » / Jean-Charles Stevens, Pierre Tevanian

En finir avec une sentence de mort.

« On ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Tout part de cette phrase prononcée par Michel Rocard en 1989. Le petit bouquin édité par l’excellente maison d’édition Anamosa et écrit par Pierre Tevanian et Jean-Charles Stevens se penche sur les sous-entendus derrière cette affirmation réentendue à maintes reprises depuis. Les auteurs choisissent de décortiquer cette tournure au fil du livre pour laisser apparaitre toute la violence derrière les mots, toute la violence derrière les jugements. Les idées reçues sur l’immigration sont remises en question notamment avec des données précises. Le racisme et la xénophobie légitimés dans la société apparaissent au grand jour dans ce court essai salutaire et important, à faire lire autour de soi.

« On ne peut pas accueillir toute la misère du monde », ed. Anamosa, 5 euros, 80 pages.

Blizzard / Marie Vingtras

Une nature hostile devient le théâtre d’une disparition. Un très beau premier roman.

Tout commence dans une nature inhospitalière, dans un froid mordant. Bess le temps de remettre ses lacets lâche le bras du jeune garçon qui est avec elle. L’instant d’après, elle le perd. Les bases sont posées et on est tout de suite dans le bain dans « Blizzard », ce roman de Marie Vingtras qui tend vers le noir. Les chapitres se suivent avec le point de vue de chaque personnage. On suit leur réaction face à cet évènement tout en apprenant à les découvrir lorsqu’il parle d’eux, de leur passé, de leur façon de voir les choses. Marie Vingtras crée une tension, ces chapitres courts campent en un rien de temps cette situation qui dégénère. Paradoxalement même si les évènements se déroulent à l’extérieur, un sentiment d’enfermement tient le lecteur et participe à la mise en place du suspense. C’est aussi un roman sur la paternité, celle de Benedict. Celle d’un homme qui se rend compte très tôt dans le livre que son enfant n’est plus en sécurité et qu’il ne peut rien y faire. On a déjà rencontré l’assemblage de ces thèmes dans des romans (la nature hostile, un personnage brutal et macho, un environnement habité mais isolé, etc.) et pourtant ça fonctionne encore. L’atmosphère joue beaucoup. On se laisse porter par ce premier roman envoûtant, où l’on comprend l’intrigue et le tableau complet petit à petit.

Blizzard, ed. de l’Olivier, 17 euros, 192 pages.

Cinq mains coupées / Sophie Divry

Sophie Divry tisse cinq témoignages importants. Cinq vies de manifestants, bouleversées par une répression toujours plus violente.

Dans « Cinq mains coupées », Sophie Divry part à la rencontre de cinq manifestants qui ont eu une main mutilée durant les manifestations des Gilets jaunes. Des mutilations qui font suite à l’utilisation de grenades lacrymogènes bourrées de TNT par les forces de l’ordre. La GLI-F4 (remplacée depuis début 2020).

Pour cette démarche, l’autrice s’est déplacée et a enregistré cinq entretiens. Après relectures, ce livre témoignages a pu voir le jour. Un livre qui touche et qui raconte sans pathos, en donnant la parole aux premiers concernés. Les victimes de ces violences policières. On parle d’étudiants, d’ouvriers. Des gens venus manifester avec les gilets jaunes, parfois pour le climat. Et qui vont voir le cours de leurs vies basculer face à une répression violente, soudaine, sans imaginer une seule seconde en faire les frais à ce point. Sans imaginer une seconde que ces choses-là peuvent arriver en manif. Sans imaginer que la police lance ses grenades sans sommation.

Ces témoignages sont forts et on distingue d’abord la sidération puis la colère et la douleur de reconstruire une vie chez les cinq manifestants. Les difficultés se multiplient avec les soins à organiser qui s’ajoutent à la précarité déjà présente. L’entourage est touché. Comment peut-on en arriver là ? Comment peut-on comme le dit très bien l’autrice perdre une main lorsque l’on manifeste à la base pour une revalorisation du SMIC ? Pour éviter la casse du service public ? Le livre de Sophie Divry donne à voir le réel avec beaucoup de justesse. Un livre important.

extrait : « Mais je suis lucide. Si ces cinq hommes m’ont parlé, ils ne m’ont pas tout dit. Il faut donc entendre derrière les expressions comme « c’est difficile » ou « c’est compliqué » sans doute bien plus que des difficultés, bien plus que de la complexité. Mais ils le disent avec leurs mots et je voulais que ce soit eux qui racontent. J’ai seulement fait de ce quintet de souffrance un chœur avec des solos. »

Cinq mains coupées, ed. J’ai lu, 6,50 euros, 128 pages.

Rien ne s’oppose à la nuit / Delphine de Vigan

Un livre personnel et saisissant sur la fratrie de l’autrice.

Tout part du décès de la mère de l’autrice. Un décès qui agit chez Delphine de Vigan comme un déclic. Elle sent que son prochain livre aura sa mère pour personnage central. Elle sent qu’il ne peut pas en être autrement. C’est le second récit à ce moment-là qu’elle écrit d’une manière aussi personnelle, après « Jours sans faim » inspiré d’un épisode d’hospitalisation plus jeune.

Sa mère peut alors devenir un personnage et l’autrice se lance dans l’écriture de « Rien ne s’oppose à la nuit ». Un livre fort qui décrit une famille, sa famille. Des vies qu’elle reconstitue au fil des témoignages qu’elle recueille. Des trajectoires de vie affectées par les non-dits, des trajectoires de vie impactées par la santé mentale, qui a une place prépondérante dans la fratrie. C’est aussi un livre qui décrit son processus d’écriture, ce qu’il entraine et ce qu’il met en branle chez la romancière. Dans plusieurs passages Delphine de Vigan parle à la première personne pour prendre du recul par rapport à son projet, par rapport au passé de sa mère. Un recul qui apparait de plus en plus nécessaire au fur et à mesure qu’elle avance dans l’écriture de « Rien ne s’oppose à la nuit ». Un livre saisissant.

extraits : « L’écriture ne peut rien. Tout au plus permet-elle de poser les questions et d’interroger la mémoire. »

« Mais plus j’avance, plus j’ai l’intime conviction que je devais le faire, non pas pour réhabiliter, honorer, prouver, rétablir, révéler ou réparer quoi que ce fût, seulement pour m’approcher. À la fois pour moi-même et pour mes enfants – sur lesquels pèse, malgré moi, l’écho des peurs et des regrets – je voulais revenir à l’origine des choses.
Et que de cette quête, aussi vaine fût-elle, il reste une trace. »

Rien ne s’oppose à la nuit, ed. Le livre de poche, 7,90 euros, 408 pages.

Le ciel par-dessus le toit / Nathacha Appanah

Une mère et ses deux enfants composent avec un passé douloureux.

Un frère et une sœur sont séparés jusqu’au jour où Loup, alors adolescent, décide de prendre la voiture de sa mère pour retrouver sa grande sœur Paloma devenue bibliothécaire et qu’il n’a plus vue depuis des années. Depuis une dispute entre sa mère et sa sœur. Les choses vont se compliquer pour Loup, sans permis, qui a un accident en prenant une route en sens inverse. L’adolescent s’en sort et est emmené en détention. Il se retrouve incarcéré dans le quartier des mineurs d’une maison d’arrêt.

La langue de Nathacha Appanah est d’une justesse rare et est toujours emprunte d’une poésie bien à elle. Les images et les songes se mêlent à la réalité sans perdre le lecteur. On retourne dans le passé de la mère de Loup, mais aussi dans celui de sa soeur. Et on comprend petit à petit la situation familiale. Les histoires qui font que la mère, Phénix, est si froide et distante avec ses enfants. Les histoires qui font que Loup son fils se sent souvent en insécurité et fait parfois des crises ou encore les raisons du départ de la grande soeur Paloma. La romancière détricote les relations entre la mère et ses enfants et tout ressurgit avec l’incarcération de Loup au début livre, tout un passé douloureux.

De nombreuses questions en sous texte nous parviennent sans jamais obtenir une réponse sans nuance. Comment éduquer ses enfants sans marques d’amour ? Quelles formes les violences peuvent recouvrir dans une éducation ? Quel regard portons nous sur les enfants marginalisés, sur les enfants que l’on perçoit différents ? Et pour quelles conséquences ? J’ai été emporté dès les premières lignes de ce roman qui interpelle par sa langue et par ses thèmes, sans jamais en faire trop.

Extraits : « Parfois, on aimerait savoir, n’est-ce pas, la nature exacte des paroles : leur poids sur les âmes, leur action insidieuse sur les pensées, leur durée de vie, si elles sucrent ou rendent amers les cœurs. Iront-elles se loger quelque part dans le cerveau et un jour, on ne sait ni pourquoi ni comment, réapparaître ? Auront-elles un effet immédiat et déclencher colère, tristesse, stupeur ? Seront-elles incomprises, confuses ? »

 » […] et ce soir, pour elle aussi, il n’y a que l’illusion de la fuite du monde et de soi qui lui reste. »

Le ciel par-dessus le toit, ed. Gallimard, 14 euros, 128 pages.

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