Petit frère / Isabelle Coutant et Yvon Atonga

Comprendre les destinées familiales.

« Petit frère » d’Isabelle Coutant et d’Yvon Atonga est un livre enquête qui s’arrête sur les trajectoires de vie de deux frères. Yvon qui a grandi dans un quartier de Villiers-le-Bel dans les années 80/90 et son frère Wilfried. Le premier s’en sort et réussit ses projets alors que le second est tué lors d’un règlement de comptes en 2016. La sociologue Isabelle Coutant, qui a rencontré une première fois Wilfried lors d’un podcast quinze ans plus tôt, a souhaité reprendre leurs trajectoires pour comprendre comment l’un a pu s’en sortir alors que l’autre n’a pas pu s’écarter d’une spirale de violence. Ce livre retrace ces deux itinéraires à travers différentes interviews d’Yvon et de l’entourage des deux frères. On distingue un impact direct des politiques publiques dans la vie des quartiers, aussi bien de manière positive que négative. Pour exemple, la suppression de la police de proximité, entérinée sous Nicolas Sarkozy a eu un impact direct sur les tensions dans les quartiers. Le travail de la sociologue est important et en même temps elle laisse les acteurs parler et décrire ces parcours de vie. « Petit frère » est un livre pour comprendre, mais aussi un livre qui rend hommage.

Petit frère, ed. Seuil, 19,50 euros, 240 pages.

D’autres vies que la mienne / Emmanuel Carrère

L’auteur écrit sur des drames que des proches à lui ont traversés.

Emmanuel Carrèrent part de son vécu et relate des événements marquants de sa vie. Des événements à travers lesquels il a constaté de la souffrance ou du traumatisme dans son entourage. Avec une langue bien à lui il commence par relater l’après tsunami au Sri Lanka lorsqu’il était sur place avec sa conjointe. L’auteur échappe au tsunami dans son hôtel mais des proches à lui perdent leur fille dans la catastrophe. Il devient le spectateur d’un couple qui tente de traverser la perte d’un enfant. C’est aussi un livre sur la maladie, celle d’une autre proche de l’auteur. Sur la capacité de chacun et chacune à avancer malgré les épreuves.

D’autres vies que la mienne, ed. Folio, 8,70 euros, 334 pages.

Ce matin-là / Gaëlle Josse

Un épisode difficile dans la vie d’une femme, le récit d’une chute insidieuse.

Au fil des scènes de la vie d’une femme, le lecteur découvre les multiples raisons qui vont la mener au burn-out. Clara travaille dans une entreprise qui permet aux familles d’emprunter de l’argent, de petites sommes. Une boite qui permet des crédits à la consommation. Elle évolue dans son entreprise en ayant de plus en plus de responsabilités, mais le travail va finir par la submerger. Avec une plume sensible, Gaëlle Josse écrit un roman d’une justesse rare sur ce qui brasse son personnage principal. Tout ce qui s’insinue sans se dire dans la vie de Clara et qui va la rendre malade. Une dépression liée à une souffrance au travail. Tout est très visuel, mais aussi axé sur les sensations et le lecteur voit la chute de Clara se produire sous ses yeux. On est témoin de sa dépression, mais aussi de la perception de cette dépression dans son entourage. « Ce matin-là » narre l’histoire d’une femme qui tente de se réinventer, d’avancer malgré la violence qui affleure dans ce qu’elle traverse. Elle tente de se façonner pas à pas une nouvelle vie en s’appuyant sur l’amitié, sur ses souvenirs. Gaëlle Josse n’a pas son pareil pour retranscrire les ressentis de ses personnages, les petits détails dans les réactions qui font des différences dans leurs quotidiens. C’est très fort et ça l’est tout autant à la lecture.

Ce matin-là, ed. Notabilia, 17 euros, 224 pages.

Cinq mains coupées / Sophie Divry

Sophie Divry tisse cinq témoignages importants. Cinq vies de manifestants, bouleversées par une répression toujours plus violente.

Dans « Cinq mains coupées », Sophie Divry part à la rencontre de cinq manifestants qui ont eu une main mutilée durant les manifestations des Gilets jaunes. Des mutilations qui font suite à l’utilisation de grenades lacrymogènes bourrées de TNT par les forces de l’ordre. La GLI-F4 (remplacée depuis début 2020).

Pour cette démarche, l’autrice s’est déplacée et a enregistré cinq entretiens. Après relectures, ce livre témoignages a pu voir le jour. Un livre qui touche et qui raconte sans pathos, en donnant la parole aux premiers concernés. Les victimes de ces violences policières. On parle d’étudiants, d’ouvriers. Des gens venus manifester avec les gilets jaunes, parfois pour le climat. Et qui vont voir le cours de leurs vies basculer face à une répression violente, soudaine, sans imaginer une seule seconde en faire les frais à ce point. Sans imaginer une seconde que ces choses-là peuvent arriver en manif. Sans imaginer que la police lance ses grenades sans sommation.

Ces témoignages sont forts et on distingue d’abord la sidération puis la colère et la douleur de reconstruire une vie chez les cinq manifestants. Les difficultés se multiplient avec les soins à organiser qui s’ajoutent à la précarité déjà présente. L’entourage est touché. Comment peut-on en arriver là ? Comment peut-on comme le dit très bien l’autrice perdre une main lorsque l’on manifeste à la base pour une revalorisation du SMIC ? Pour éviter la casse du service public ? Le livre de Sophie Divry donne à voir le réel avec beaucoup de justesse. Un livre important.

extrait : « Mais je suis lucide. Si ces cinq hommes m’ont parlé, ils ne m’ont pas tout dit. Il faut donc entendre derrière les expressions comme « c’est difficile » ou « c’est compliqué » sans doute bien plus que des difficultés, bien plus que de la complexité. Mais ils le disent avec leurs mots et je voulais que ce soit eux qui racontent. J’ai seulement fait de ce quintet de souffrance un chœur avec des solos. »

Cinq mains coupées, ed. J’ai lu, 6,50 euros, 128 pages.

Pleine terre / Corinne Royer

Le récit d’un monde paysan qui change et qui broie.

Jacques Bonhomme est agriculteur. Le genre d’agriculteur qui abat en une semaine la même quantité de travail que trois de ses collègues. Grand, costaud et taciturne, il aime son métier et vit seul sur son exploitation avec son bétail et ses livres. Sauf que les injonctions demandées par les organismes de contrôle du bétail sont de plus en plus nombreuses. Les logiques marchandes de l’agroalimentaire lui parlent de moins en moins. Le bien être animal n’est même plus une question qui se pose. Jacques doit entrer dans des normes bien trop étroites pour lui et à l’opposé de ses convictions. Alors Jacques libère quelque chose en lui. Et le roman démarre sur le premier jour de sa cavale. Une fuite en avant que l’on va découvrir au fil du récit.

Corinne Royer écrit un très beau roman porté par une langue qui crée en quelques lignes les images et les atmosphères d’un monde rural qui change, qui broie. On y rencontre l’entourage de Jacques et on comprend petit à petit les raisons de ses actes. On regarde impuissant la logique de rentabilité s’imposer comme dans de nombreuses sphères de la société. L’autrice livre un roman bouleversant, inspiré d’un fait réel. La fiction a le pouvoir de faire réfléchir et de montrer le monde tel qu’il est, sans détour. Ce livre en est la parfaite illustration.

Extraits : « Alors je me suis souvenu du jeune homme qui était entré dans la cuisine et nous avait trouvés là, la mère de Paulo et moi, vidant nos verres et nos cœurs de chaque côté de la table. »

« […] puis il enfonça le petit carnet dans la poche de son blouson avec autant de précaution qu’il l’aurait fait d’une grenade dégoupillée. Il était heureux d’avoir choisi les mots pour armes, il espérait seulement viser juste. »

Pleine terre, ed. Actes Sud, 21 euros, 336 pages.

Le Jeu de la dame / Walter Tevis

L’ascension pleine d’embûches d’une jeune prodige des échecs.

Une très bonne surprise ce roman de Walter Tevis, initialement paru en 1990 en France et réédité cette année chez la très bonne maison Gallmeister. Je n’ai pas vu la série sur Netflix, mais j’en ai entendu parler autour de moi, et si la série est aussi addictive que le livre il y a des chances pour que je jette un œil. Nous sommes en 1957 dans le Kentucky et Beth Harmon après la mort de sa mère est placée dans un orphelinat à l’âge de 9 ans. Les enfants de cet orphelinat sont drogués avec des médicaments (on pense à la Ritaline) pour qu’ils ne posent pas de difficulté notamment de comportement. Beth s’ennuie ferme et tombe un jour sur un factotum qui joue aux échecs dans un sous-sol de l’orphelinat. C’est le début d’une grande découverte pour elle, celle du monde des échecs. À partir de là l’histoire décolle et on suit l’ascension singulière et loin d’être simple d’une jeune pleine de talents. On pourrait penser que c’est un jeu de société plutôt ennuyant et difficile à mettre en scène dans une fiction. Walter Tevis relève le défi haut la main. On se laisse emporter par les parties, par les ambiances des tournois. On vibre avec Beth, jeune joueuse qui représente aussi (contre son gré) la gent féminine dans un jeu très masculin. C’est un roman qui est traversé par plusieurs thèmes au-delà des échecs et c’est un régal du début à la fin, une fiction passionnante. Comme quoi la façon d’écrire sur un thème peut être bien plus importante que le thème lui-même. Walter Tevis est vraiment doué. Avez-vous lu d’autres livres de cet auteur ? Je suis curieux d’en découvrir.

Le Jeu de la dame, ed. Gallmeister, 11,40 euros, 448 pages.

Ricochets / Camille Emmanuelle

Un témoignage important sur les proches des victimes d’attentat.

Camille Emmanuelle pose le curseur sur les proches des victimes des attentats et questionne leurs statuts de victime dans ce livre, un essai à mi chemin entre un travail personnel et un travail plus documentaire. Un travail personnel car l’autrice est la conjointe d’un des membres de Charlie Hebdo lors de l’attentat et un travail documentaire car elle découvre au fil de ses recherches que les proches, « les victimes par ricochets », ne sont pas du tout reconnues dans leur statut de victime avec tout ce que cela représente. Que ce soit la souffrance psychologique ou encore le poids que peut représenter le soutien à un proche. C’est un livre écrit sans détour et avec beaucoup de sincérité. L’autrice lève des questionnements essentiels au fil des rencontres qu’elle fait durant ses recherches et en même temps donne une photographie précise de la gestion étatique des attentats. C’est tout en nuance et très personnel. Un récit qui touche.

Je n’ai pas fait d’enquête internationale basée sur une centaine d’entretiens, comme je l’imaginais au départ. Mon écriture a été plus intime que ce que j’envisageais. Je suis sortie de mon rôle de journaliste pour me mettre à nu. J’ai décortiqué mes émotions pour mieux les maîtriser. Et pour peut-être aider ceux qui ont été, sont, ou vont être des ricochets dans leur vie.

Ricochets, ed. Grasset, 20,90 euros, 336 pages.

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